La France au défi de l’islam (texte de 2016) 2/3

ÉLÉMENTS: Comment avons-nous pu croire que nous pourrions faire l’économie du politique et de la production du bien commun ?

PIERRE MANENT. Les nations européennes ont pris leur dernière forme à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Leur tâche de reconstruction était dictée par les circonstances. Nous eûmes les Trente Glorieuses, c’est-à-dire un accroissement sans précédent de la prospérité et de l’égalité. Les nations européennes se sentirent portées par un vecteur économique et social qui suffisait à leur donner confiance et direction. Elles y trouvaient aussi une légitimité renouvelée. Ce fut la période des « miracles » économiques. La protection américaine dispensait par ailleurs les Européens de l’obligation de se défendre, en tout cas de produire par eux-mêmes leurs moyens de défense et peut-être même de trouver en eux-mêmes la volonté de se défendre. Ils ont donc désappris la responsabilité politique, jouissant d’une sorte d’extraterritorialité historique et géopolitique. Nous sommes les héritiers trop gâtés de ces deux processus, qui s’achèvent pourtant sous nos yeux : les économies européennes stagnent et la protection américaine n’est plus ce qu’elle a été. Nous nous trouvons donc aujourd’hui devant la nécessité de retrouver un principe intérieur capable de redonner force et légitimité à nos communautés politiques.

ÉLÉMENTS: L’autre outil qui nous fait défaut pour prendre la mesure de la « situation », c’est l’intelligence du religieux…

PIERRE MANENT. De ce fait incontestable qu’est une certaine « déchristianisation » de l’Europe, certains ont conclu que nous étions destinés à sortir irrésistiblement de la religion comme composante essentielle de la vie humaine, y compris de la vie sociale et politique. Je n’en crois rien. je crois que nous avons tendance à exagérer l’unanimité religieuse dans les âges passés et à sous-estimer aujourd’hui les latences et les puissances de la religion. Le « grand récit » de la sortie de la religion en Europe se heurte à la reconstitution du judaïsme comme communauté complète après la Shoah et la fondation de l’État d’Israël. Les Juifs sont à la fois citoyens de différentes nations et membres d’un peuple qui a désormais un État qui lui est propre. Il y a ensuite l’installation de l’islam dans nos pays. C’est aujourd’hui le problème le plus difficile. Comment, dans la nouvelle phase de l’histoire européenne, les associations humaines (dont les associations religieuses) peuvent-elles s’accommoder réciproquement ? Le problème devient urgent quand cette grande force synthétique qu’était l’État-nation européen s’affaiblit. Dès lors en effet, les constituants que la nation rassemblait fortement et parfois brutalement prennent leur indépendance. Il faut donc trouver de nouvelles manières de rassembler ces puissances sociales. L’islam nous y appelle d’autant plus impérieusement qu’il est un participant nouveau à la vie européenne.

ÉLÉMENTS: À vous lire, on a le sentiment que la nouvelle conception, étroite et prophylactique, que nous nous faisons de la laïcité est la principale pierre d’achoppement à l’intégration de l’islam ?

PIERRE MANENT. Nous ne pouvons nous passer de la laïcité prise en son sens originel de séparation de l’institution religieuse et de l’institution politique : les religions ne commandent pas à la vie politique; l’État ne commande pas aux religions. Aujourd’hui cependant la laïcité a pris un sens nouveau et élargi qui nous désoriente et nous incite à des démarches imprudentes. Elle tend à couvrir un projet de société religieusement neutre qui gommerait les marques religieuses. Rendue invisible, la religion n’irriguerait plus la vie politique et sociale. Cette idée s’avère particulièrement tentante face à l’islam puisqu’elle résout le problème musulman en le niant. L’islam est une religion des mœurs visibles, rendons ces mœurs invisibles, et le tour est joué ! C’est une illusion, car c’est supposer que les musulmans pourraient ou voudraient renoncer à leurs mœurs. Le « parti laïc » réclame de dissoudre l’islam français dans les individus qui le composent. C’est empêcher qu’advienne jamais ce que j’appelle l’amitié civique entre citoyens musulmans et non musulmans. C’est éterniser la méfiance réciproque.

ÉLÉMENTS: Comment en sortir ?

PIERRE MANENT. L’idée est simple, la difficulté est dans l’exécution, comme toujours. À la différence du parti laïc, je ne m’obsède pas sur les mœurs musulmanes. Certaines d’entre elles doivent assurément être interdites (la polygamie, le voile intégral). Pour le reste, pourquoi ne pas accepter qu’ils aient leurs mœurs même quand elles ne nous agréent point ? Il ne s’agit pas de légitimer ou d’euphémiser la tendance à la subordination des femmes, mais il ne s’agit pas non plus de placer les musulmans sous une sorte d’accusation générale et permanente. Entre approuver et interdire, il y a une marge ! En contrepartie d’un accueil plus bienveillant, les musulmans doivent s’affranchir des instances étrangères qui dominent l’islam de France. Ils sont citoyens français, il n’y a pas de raison que des organisations extérieures, des pays et des prédicateurs étrangers les fassent vivre et penser selon des principes contraires à nos idées du juste et du bien.

À suivre

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