Affaire Thierry Breton : quand l’Europe sacrifie la liberté d’expression

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L’interdiction d’entrée aux États-Unis visant Thierry Breton n’est pas un simple incident diplomatique. Elle révèle un désaccord profond, presque philosophique, entre deux conceptions de la liberté et du pouvoir. D’un côté, une Europe qui, au nom de la protection, accepte de restreindre la parole. De l’autre, une Amérique qui continue de considérer la liberté d’expression comme un principe quasi sacré, même lorsqu’elle dérange, choque ou inquiète.

Le Digital Services Act (DSA), porté politiquement par Thierry Breton, s’inscrit dans une logique européenne désormais assumée : celle d’une régulation extensive de l’espace numérique. Officiellement, il s’agit de lutter contre la désinformation, les contenus haineux ou les manipulations électorales. L’intention est présentée comme vertueuse. Mais l’histoire politique nous enseigne une leçon constante : toute censure commence toujours par de bonnes intentions.

Le DSA ne se contente pas de sanctionner des contenus illégaux clairement définis par le droit pénal. Il instaure un système de responsabilité systémique, dans lequel les plateformes sont incitées à supprimer, prévenir ou invisibiliser des contenus jugés « problématiques », souvent selon des critères flous, évolutifs, et fortement politisés. En pratique, cela revient à déléguer à des acteurs privés — sous pression étatique — un pouvoir de police de l’opinion.

C’est là que le danger apparaît.

Car ce qui est en jeu n’est pas la lutte contre le crime, mais la définition même de ce qui peut être dit.

La tradition américaine repose sur un principe radical mais cohérent : la liberté d’expression n’existe que si elle protège aussi les paroles dérangeantes. Le Premier Amendement ne distingue pas les « bonnes » et les « mauvaises » opinions. Il part d’une méfiance profonde envers le pouvoir, convaincu que l’État n’est jamais un arbitre neutre du vrai, du juste ou du moral. Cette méfiance n’est pas une faiblesse démocratique. C’est une sagesse politique forgée par l’histoire.

À l’inverse, l’approche européenne actuelle repose sur une vision technocratique du politique : l’idée que des experts, des autorités indépendantes ou des commissaires peuvent déterminer ce qui menace la démocratie — et donc ce qui doit être limité. C’est une pente glissante. Aujourd’hui, on parle de désinformation. Demain, de discours « polarisants ». Après-demain, d’opinions jugées « incompatibles avec les valeurs européennes ».

L’affaire Thierry Breton cristallise ce basculement. Non pas parce qu’il serait un tyran ou un censeur isolé, mais parce qu’il incarne une culture politique européenne de plus en plus à l’aise avec la restriction de la parole, dès lors qu’elle se pare des habits de la protection collective. Les États-Unis, en le sanctionnant personnellement, envoient un message brutal mais limpide : ils refusent que des régulateurs étrangers influencent indirectement ce que les Américains peuvent dire ou lire.

On peut juger la méthode américaine excessive. Mais sur le fond, la question posée est essentielle : une démocratie peut-elle survivre en confiant à l’État le pouvoir de filtrer le débat public ? L’histoire européenne, marquée par les régimes autoritaires du XXᵉ siècle, devrait nous rendre particulièrement prudents face à toute tentation de censure, même « douce », même « bienveillante ».

La liberté d’expression n’est pas confortable. Elle n’est pas propre. Elle n’est pas rassurante. Mais elle est le socle de toute société réellement libre. En cherchant à moraliser, sécuriser et assainir la parole publique par le DSA, l’Union européenne prend le risque de fragiliser ce socle. L’Amérique, en rappelant brutalement son attachement au principe inverse, nous renvoie à une question que l’Europe semble avoir oubliée : qui décide de ce que nous avons le droit de dire ?

 Sigurdhur

https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/affaire-thierry-breton-quand-l-265531

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