La question n’est pas de savoir si l’Amérique abandonne l’Europe mais de savoir si l’Europe a la lucidité d’affronter les défis

La question n’est pas de savoir si l’Amérique abandonne l’Europe mais de savoir si l’Europe a la lucidité d’affronter les défis

De Kate Pesey, directrice de la Bourse Tocqueville, dans le JDD :

Vingt années de vie en France offrent une perspective singulière sur les relations transatlantiques. À La Bourse Tocqueville, mon travail consiste à faire découvrir à de jeunes Français la démocratie américaine, dans l’esprit d’Alexis de Tocqueville, cet observateur de génie qui sut percevoir au XIXe siècle, dans la jeune Amérique, des vérités que les Américains eux-mêmes ne formulaient pas encore. Cette double appartenance – Américaine de naissance, Française d’adoption – rend le moment que nous traversons particulièrement inconfortable. La « Stratégie de sécurité nationale » récemment publiée par Washington a suscité, en France comme dans le reste de l’Europe, une vague d’indignation dont la virulence interroge. Provocation, ingérence, trahison de l’alliance transatlantique : les qualificatifs fusent. Ils masquent peut-être une question plus dérangeante : et si les États-Unis ne faisaient que nommer ce que l’Europe peine à regarder en face ?

Certes, le document est direct. Il évoque le risque que l’Europe devienne « méconnaissable d’ici vingt ans », parle d’« effacement civilisationnel » et alerte sur une fragilisation des processus démocratiques. Dans les chancelleries comme dans les rédactions, la réaction est immédiate. On omet pourtant un élément essentiel : le président Trump agit ici conformément au mandat politique que lui ont confié ses électeurs. Cette stratégie n’est ni une posture ni un coup de communication. Elle s’inscrit dans une cohérence assumée : celle d’un président élu pour défendre les intérêts américains, redéfinir les équilibres des alliances et parler sans détour.

Sur l’immigration, notamment, le discours s’accompagne d’actes mesurables. Selon les analyses de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, dirigé par Nicolas Pouvreau, le nombre d’entrées irrégulières détectées à la frontière avec le Mexique a baissé de 75 % entre les exercices budgétaires 2024 et 2025, et même de près de 90 % par rapport au cœur du mandat Biden. Plus frappant encore, la population immigrée recensée aux États-Unis a diminué de 1,5 million de personnes entre janvier et juin 2025. Une telle baisse n’avait plus été observée depuis 1970. Washington ne se contente donc pas de diagnostiquer un problème ; il agit, conformément à une promesse électorale claire.

Cette logique de responsabilité traverse l’ensemble du document stratégique. Les États-Unis y rappellent qu’une alliance durable ne peut reposer sur un déséquilibre structurel, où certains partenaires investissent massivement dans leur défense pendant que d’autres s’en remettent durablement à une protection extérieure. L’exigence d’un effort accru – notamment en pourcentage du PIB consacré à la défense – ne traduit pas un désengagement américain, mais la volonté de bâtir des partenariats plus équilibrés, fondés sur la capacité de chaque allié à assumer sa part du fardeau commun.

Ce qui a changé en Europe, en revanche, est plus difficile à nommer. Lorsque je suis arrivée en France, je déposais mes enfants à l’école sans barrières de sécurité ni dispositifs anti-bélier. Les marchés de Noël étaient des moments de joie partagée, non des événements soumis à des protocoles de sécurité lourds. Ces transformations concrètes sont visibles. Pourtant, le discours public agit souvent comme si elles n’existaient pas, ou comme si elles étaient sans lien avec les mutations démographiques et culturelles du continent.

Tocqueville admirait chez les Américains leur capacité à « se dire leurs vérités ». L’Europe contemporaine a développé l’inverse : un langage public saturé d’euphémismes. Dans Les Deux Occidents, Mathieu Bock-Côté décrit cette divergence : d’un côté, une démocratie qui accepte le verdict populaire, même lorsqu’il dérange ; de l’autre, des institutions qui s’arrogent le droit de le corriger lorsqu’il s’écarte de la norme jugée acceptable. Ce décalage entre discours et réalité n’échappe pourtant à personne. Des universitaires comme David Betz, professeur au King’s College de Londres, évoquent désormais le risque de fractures internes profondes au sein des sociétés occidentales. Ce diagnostic a trouvé une expression politique explicite lors de la conférence de Munich sur la sécurité, où le vice-président américain J. D. Vance a rappelé que la solidité des alliances dépend moins de déclarations de principe que de la capacité des États à garantir la sécurité de leurs frontières, le respect du vote populaire et la cohésion civique. Les menaces les plus sérieuses, selon lui, sont aussi internes.

Ces constats rappellent une évidence trop souvent évacuée du débat européen : agir sur les questions de souveraineté, de frontières ou de sécurité n’est ni une provocation ni une rupture démocratique. C’est l’exercice normal du pouvoir tel que l’ont voulu les électeurs.

L’Europe peut choisir de se draper dans une indignation blessée et de voir dans le document américain une agression. Elle peut aussi y reconnaître l’inquiétude d’un allié qui souhaite voir émerger des partenaires solides, responsables et capables d’assumer pleinement leur rôle. Washington ne demande pas à l’Europe de renoncer à son identité. Il l’invite à la redécouvrir – et à redevenir un partenaire capable, non un protégé permanent.

La véritable question n’est donc pas de savoir si l’Amérique abandonne l’Europe. Elle est de savoir si l’Europe a encore la lucidité et le courage d’affronter les défis qui s’accumulent. Le document américain n’impose pas de réponse. Il oblige simplement à poser, enfin, les bonnes questions. C’est sans doute cela qui met le plus mal à l’aise.

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